Mots imposés
Il y avait bien 20 minutes qu’il errait à tâtons, se perdant dans la brume d’un hiver sans joie.
Juste après la station « Total », une déviation l’avait fait dériver. Son camion, vaisseau fantomatique, fendait la grisaille se diluant dans un paysage flou, opaque et glauque. Il contenait sa rage en faisant craquer les cartilages de ses doigts impatients sur l’innocent volant abandonné à sa vindicte.
Il roulait à l’aveugle dans un cocktail de brouillard et de givre qui engourdissait son corps et annihilait ses pensées.
Son regard accrocha soudain la petite pancarte : « les routiers sont sympa » qui bringuebalait sur le tableau de bord. Il se lâcha :
- Sympa, sympa…mais y a des limites, hurla-t-il. Quelle idée aussi de suivre leur déviation à la con !
La voix du camionneur encamionné emplissait l’habitacle saturé de fumée : odeur de tabac froid, opacité de l’air dedans, devant, derrière : il était cerné, échoué sur la grève de ses faiblesses, abandonné à ses regrets.
La donzelle du calendrier lui souriait niaisement au milieu des palmiers, petit port où accoster, île sans mouette ni cormoran battue par le vent de l’indifférence.
Mine renfrognée, le corsaire égaré entreprit de se ravigoter généreusement à grandes lampées de Schnaps. L’âcre boisson, dont il faisait à présent grande consommation, lui dégoulinait dans le cou, inondant sa mémoire, balayant le blues qui lui serrait la gorge…il ne songeait même pas à s’éponger à l’aide de la serviette douteuse qui traînait sur la banquette arrière.
- Putain de route, putain de métier !
Excédent de mauvaise humeur, cristallisation de pensées négatives accrochées à un pare-brise givré, rêves brisés que les essuie-glaces ne pourraient jamais balayer.